Comment les organisations arrivent elles à concilier le management des projets innovants et d’amélioration ? Nous faisons ici le point sur la culture organisationnelle et avons traduit librement en lien avec ce sujet l’article en anglais suivant :
Ambidextrous organization : managing evolutionary and revolutionary change.
Michael L. Tuchman et Charles A.O’Reilly – revue California Management Review; Summer 1996; 38, 4; ABI/INFORM Global pg. 8
La définition d’ambidextrie pour les auteurs est la capacité des entreprises (à travers ses managers et son organisation) à réaliser des changements à la fois incrémentaux et disruptifs dans l’entreprise ou en langage plus commun : des améliorations et des innovations.
Organisation ambidextre : le dilemme exploration – exploitation
Tuchman et O’Reilly prennent l’exemple de l’entreprise RCA qui commercialisait deux produits : les tubes à vide (leader avec 700 M$ de CA) et les transistors (7ème) en 1955.
A l’intérieur de RCA, il y avait de vives tensions pour décider si l’entreprise devait entrer dans le business des transistors, avec la crainte de mettre en danger leur activité leader de production de tubes à vide. D’un côté, certains mettaient en avant l’émergence de ce marché des transistors et ses profits possibles. D’autres, faute de savoir si le marché des transistors serait un succès, pensaient inversement qu’il serait trop risqué d’abandonner la production des tubes à vide.
Le management de RCA a été confronté aux difficultés de jouer sur deux terrains de jeu différents et au final, a été incapable de les résoudre.
En l’absence de stratégie claire, combinée aux différences culturelles exigées pour être présente sur ces deux marchés, l’entreprise a échoué.
Selon Richard Foster (Directeur chez Mc Kinsey à cette époque) qui a étudié ce cas, on relève 3 erreurs :
- la décision de ne pas investir dans la nouvelle technologie des transistors
- l’investissement dans la mauvaise technologie
- la culture d’entreprise
L’entreprise a échoué à cause de son incapacité à jouer sur les deux terrains en même temps. Les managers (pour la plupart) étaient à la fois des défenseurs de l’ancienne technologie et des détracteurs de la nouvelle. Ils furent les victimes de leur succès précédent, et incapables de jouer deux parties en même temps.
L’entreprise SEIKO, quant à elle, a réussi cette bascule en 1960 en intégrant deux technologies différentes : la montre à quartz et la montre mécanique. Pour avoir d’autres exemples concrets, voir cet article de Cairn.
Organisation ambidextre : la congruence
Le modèle décrivant le mieux l’évolution d’une entreprise est la courbe en « S » avec ces trois étapes de croissance (voir le visuel en tête de cet article) : innovation, différenciation et maturité. Lors de l’étape de différenciation, les auteurs affirment que la congruence entre les éléments : stratégie, culture, personnes, structure et tâches critiques, est la clé d’une haute performance. (cf. le modèle en étoile de Jay R. Galbraith).
Les changements stratégiques nécessitent des ajustements de l’organisation, des personnes, de la culture et des tâches critiques. La congruence interne des 4 éléments (stratégie, organisation, personnes, culture) stimule la performance à court-terme.
Un manque de congruence (organisation, structure, culture, et personnes) est généralement associé à une entreprise avec des problèmes récurrents. De plus, même si l’adéquation entre la stratégie, la structure, les personnes et les processus n’est jamais parfaite, atteindre la congruence est un processus nécessitant la mise en place d’améliorations ET d’innovations. En effet, si on reprend l’exemple de General Radio, la congruence organisationnelle et stratégique qui a fait le succès de l’entreprise pendant 50 ans, face à des changements techniques et concurrentiels majeurs, a été à l’origine de son échec en 1960 .
Cas particulier de la culture d’entreprise
Commençons par mettre en exergue ce que auteurs appellent l’inertie culturelle. La culture se retrouve quelquefois dans les normes informelles, les valeurs, les réseaux sociaux, les histoires et les mythes des héros qui ont évolué au fil du temps. Plus une organisation a réussi, plus ses valeurs, ses normes, ses enseignements sont institutionnalisés ou enracinés…. et plus ses normes, ses valeurs, ses enseignements sont institutionnalisés ou enracinés, plus grande est l’inertie culturelle et le danger de verser dans la suffisance ou l’arrogance.
Dans des environnements stables, la culture d’entreprise est un composant critique de son succès. Un CEO d’IBM, Lou Gerstner, lorsqu’il a pris ses fonctions, a reconnu qu’élaborer une stratégie n’était pas la solution à la situation délicate d’IBM. De son point de vue :
Corriger la culture est la chose la plus critique et la plus difficile pour une transformation
Lou Gerstner -IBM
La culture d’entreprise est une raison majeure qui explique souvent l’échec des managers dans la mise en place réussie d’un changement radical, quand bien même ces managers savent qu’il est nécessaire.
D’où la question posée par les auteurs : Comment les managers peuvent diagnostiquer et définir les contours de la culture organisationnelle pour à la fois exécuter les stratégies d’aujourd’hui et créer les aptitudes à innover dans le monde concurrentiel de demain ?
Pour répondre à cette question, les auteurs prennent quelques bons et mauvais exemples (British Airways d’un côté et IBM et Sears de l’autre).
Les derniers paragraphes résument ainsi que :
- la culture organisationnelle est clé à la fois du succès à court terme et, à moins qu’elle soit managée, pilotée correctement, de l’échec sur le long terme.
- les transformations organisationnelles impliquent des mouvements fondamentaux dans les systèmes et la structure de l’entreprise autant que dans la culture et les compétences. La difficulté de manager activement la culture organisationnelle qui touche à la fois les changements incrémentaux et radicaux est peut-être l’aspect le plus exigeant dans le management de l’innovation stratégique et du changement.
Le dilemme auquel sont confrontés les managers est clair. A court terme, ils doivent constamment améliorer l’alignement de la stratégie, de la structure et de la culture. C’est le monde des changements évolutifs. Mais ce n’est pas assez pour un succès durable. A long terme, les managers peuvent se voir contraints de détruire cet alignement qui a fait leur succès passé. On parle ici de « paradoxe du succès ».
Les organisations ambidextres sont nécessaires pour surmonter ce « paradoxe du succès ». Si vous n’aviez qu’une phrase à retenir de cette synthèse, ce serait celle-ci car elle est la base de la théorie de Michael L. Tuchman et Charles A.O’Reilly.
L’habilité à poursuivre simultanément à la fois les innovations incrémentales et radicales résulte de l’hébergement de multiples cultures, processus, et structures contradictoires à l’intérieur de la même entreprise.
L’architecture organisationnelle des organisations ambidextres
Pour décrire cette architecture des organisations ambidextres, 3 entreprises sont prises en exemple : Hewlett-Packard, Johnson & Johnson et ABB.
Plusieurs éléments communs sont mis en avant :
- Les petites filiales sont préconisées pour garder les décisions au plus près des clients ou des technologies autant que possible. Le rôle du siège est dans ce cas de faciliter les opérations et leur permettre d’aller plus vite et mieux. Cela encourage une culture de l’autonomie et de prise de risque qui ne pourrait exister dans de larges organisations centralisées. Le CEO de ABB de l’époque explique qu’il est toujours mieux de prendre une décision rapidement qui est bonne 7 fois sur 10 que de perdre du temps pour trouver une solution parfaite. Chez J&J, ceci s’exprime comme une tolérance à certains types d’échec, une tolérance qui va jusqu’à féliciter des managers qui ont pris des risques même s’ils ont échoué.
- Le second point commun de ces entreprises est la combinaison de contrôles sociaux importants sur certains aspects de la culture et d’une marge de manoeuvre importante aussi sur d’autres aspects. (tight-loose aspects of the culture). Par exemple : la culture corporate dans chaque filiale est largement partagée et insiste sur des éléments critiques pour l’innovation tels que l’ouverture, l’autonomie, l’initiative et la prise de risque (c’est ce que les auteurs considèrent comme un contrôle social fort). Mais chaque filiale a aussi une grande latitude pour exprimer ses valeurs selon le type d’innovation exigée. (= marge de manoeuvre importante en matière culturelle)
Le manager ambidextre et la culture organisationnelle
Les managers des entreprises sont confrontés au défi de reconstituer leurs organisations pour s’adapter au nouvel environnement. Les managers qui essaient de s’adapter à ces évolutions radicales à travers des ajustements incrémentaux ont peu de probabilités de succès.
Ils doivent être capables de faire les deux en même temps : développer de nouveaux produits et mettre en oeuvre des capacités organisationnelles, donc être ambidextres.
Par ailleurs, suite à ce qui a été développé ci-dessus concernant le facteur culturel dans les organisations, manager des unités qui poursuivent différentes stratégies et ont fait varier leur culture et leur organisation nécessite des qualités avec lesquelles tous les managers ne sont pas à l’aise.
(les managers sont) discrets, humbles et jouent collectif. Mon travail est d’encourager les gens à travailler ensemble, à expérimenter, à essayer des choses mais je ne peux leur commander de leur faire
Lew Platt, CEO de HP
Ces organisations ambidextres sont guidées par des leaders qui vénèrent le passé mais sont prêts à changer en permanence pour rencontrer le futur.